2 juillet 2025 • Actualité
Alors que la crise du logement s’intensifie et que les élections municipales approchent, le regard sur les entrées de ville change dans l’opinion publique : ces « non-lieux » pourraient-ils devenir de véritables quartiers de vie ? Entretien avec Brice Teinturier, directeur général d’Ipsos.
On trouverait en France plus de 3 800 zones commerciales situées à l'entrée des agglomérations. Elles s’appellent « La Zone du Pontet » à Avignon, « Grand Sud » à Montpellier, « La Croix Blanche » en région parisienne ou encore « Plan de Campagne » à Marseille. Peu attirantes en apparence, parfois même perçues comme des repoussoirs urbains : les zones commerciales qui jalonnent les entrées de ville font pourtant partie intégrante du paysage de la vie quotidienne. Et les chiffres [ 1] sont là pour le rappeler, avec près de sept Français sur dix (69 %) qui s’y rendent au moins une fois par mois, et plus de quatre sur dix (42 %) chaque semaine. Seuls 6 % de la population déclarent ne jamais fréquenter ces temples de la consommation. Malgré la succession des crises récentes (pandémie de Covid, crise de l’inflation, difficultés des enseignes de prêt-à-porter, etc.), le succès reste donc au rendez-vous.
Contrairement aux centres-villes, notre enquête montre que ces espaces sont visités par les Français sans distinction d’âge, de classe sociale ou de lieu de résidence. Ce sont, à leur manière, des lieux de brassage et de convergence où on croise aussi bien des familles que des retraités, des étudiants que des ouvriers, des habitants venant du centre-ville que de la banlieue ou du périurbain. Des lieux fédérateurs mais qui souffrent néanmoins de ne pas susciter de lien affectif fort. C’est précisément ce paradoxe qu’avait identifié l’anthropologue Marc Augé en parlant des "non-lieux" : des espaces de circulation, de consommation et de transit, standardisés, sans histoire ni attachement, mais indispensables à nos modes de vie contemporains. Mais ces "non-lieux" peuvent-ils se transformer en espaces de vie, capables d'accueillir de nouveaux quartiers résidentiels mixtes et vivants ? La question mérite d’être posée.
Pourquoi ces zones attirent-elles autant les Français ? Pour leur efficacité, d’abord. La diversité des commerces présents (42 %), l’accessibilité en voiture (41 %), la concentration des services en un même endroit (34 %) figurent en tête des atouts cités. Le prix ou les horaires élargis jouent un rôle secondaire, mais non négligeable. Mais cette praticité a son revers : 57 % des Français trouvent ces espaces trop fréquentés et trop bruyants. D’autres reproches suivent : manque d’espaces verts (35 %), sentiment de gigantisme ou d’inadéquation des enseignes (26 %), et surtout déficit de convivialité (20 %). À l’image des équipements pensés avant tout pour la consommation et la fluidité, ces zones s’inscrivent dans une logique d’urbanisme fonctionnel, optimisé pour l’usage immédiat. Un « urbanisme du quotidien », pour reprendre l’expression de Jean Viard, pensé pour être efficace, mais qui peine à susciter toute adhésion émotionnelle. Résultat ? Une perception ambivalente. Les zones commerciales en périphérie des agglomérations sont jugées utiles (87 % pensent qu’elles soutiennent l’emploi), pratiques (84 %), accessibles (77 %) et même attractives (70 %). Mais elles restent trop urbanisées (78 %), impersonnelles (71 %), voire stressantes (64 %). Et seule une courte majorité (54 %) les considère comme réellement agréables.
Mais voilà que la possibilité d’un changement de regard émerge. Et si ces zones, si bien connectées, si ancrées dans les usages, devenaient aussi des lieux de vie et de sociabilité ? Quand on interroge les Français sur ce qui pourrait les convaincre d’habiter dans un quartier résidentiel aménagé en entrée de ville commerciale, les réponses dessinent une carte claire : présence de commerces de proximité (32 %), bonne desserte en transports en commun (27 %), présence de parcs et d’espaces verts (26 %), diversité des types de logements (25 %), bon niveau de sécurité pour les habitants (24 %). Les services de proximité et les lieux de convivialité sont aussi demandés, mais à des niveaux plus modestes. En filigrane, c’est bien le désir d’un quartier équilibré, pratique et apaisé qui s’exprime.
Un quart des Français (26 %) se déclarent déjà prêts à franchir le pas, et cette proportion concerne près de deux jeunes sur cinq de moins de 35 ans (39 %), et un tiers des urbains et des catégories populaires – autant de publics particulièrement exposés à la crise du logement. Et parmi les autres, un sur cinq (23 %) est sans opinion arrêtée : signe qu’un travail d’imagination ou de démonstration pourrait faire basculer les perceptions d’une partie importante de la population. De fait, plusieurs reportages récents [2] consacrés à cette France des zones commerciales ont mis en lumière des pratiques de socialisation qui se développent dans ces zones commerciales en allant bien au-delà du simple acte d’achat.
Dans un contexte de fortes tensions sur le marché de l’immobilier depuis quelques années, l’idée d’implanter des quartiers résidentiels bien pensés dans les entrées de ville commerciales semble donc porteuse pour les Français – et elle pourrait bien devenir un enjeu électoral stratégique pour les municipalités dans le cadre de la campagne électorale qui s’ouvre.
Ainsi, 64 % des Français estiment que la création de quartiers résidentiels dans ces zones constitue un enjeu "important" ou "prioritaire" pour les équipes qui entreront en fonction après les prochaines élections municipales. Là encore, les jeunes et les catégories populaires sont particulièrement sensibles à cette question. Certes, transformer des espaces qui restent perçus comme avant tout impersonnels et utilitaires en des quartiers résidentiels attractifs exigera un travail de fond et des investissements importants. Mais à bien y regarder, l’idée correspond en fait à une demande sociale réelle, bien que sans doute parfois sous-jacente. Les entrées de ville n’ont sans doute pas encore livré tout leur potentiel. Longtemps pensées pour consommer, elles pourraient demain servir à vivre. Reste pour les urbanistes, les élus et les promoteurs à savoir ce virage – et à transformer ces morceaux de ville trop longtemps ignorés.
[1] Enquête réalisée par Ipsos pour Icade. Interrogation en ligne du 28 avril au 2 mai 2025 d’un échantillon de 1000 personnes, constituant un échantillon représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
[2] Sandra Favier, « La ‘France moche’ des zones commerciales, un modèle obsolète pour le gouvernement, pas pour les usagers », Le Monde, 28 mars 2024 ; Victoire Radenne, « J’habite dans un centre commercial : ‘Au milieu des mangues et des avocats, j’ai presque l’impression d’être en vacances’ », Le Monde, 17 mars 2024.